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Jean-Jacques Rousseau (quai)

Au confluent du Rhône et de la Saône, dans la commune de La Mulatière qui jouxte Lyon, Jean-Jacques le doux possède son quai, souvenir de ses multiples promenades dans la capitale des Gaules.

Après un premier et furtif passage « en coup de vent » en 1730 en compagnie de Le Maître qu’il abandonne rapidement, le premier véritable séjour de Rousseau à Lyon date à la fin de l’été 1731. Il a alors 20 ans. C’est à cette occasion qu’il passe sa fameuse nuit, « à la belle étoile », dans cette anfractuosité le long de l’actuel quai des Etroits, entre Perrache et la Mulatière, page reprise dans toutes les anthologies de littérature lyonnaise depuis. C’est aussi lors de cette visite qu’il se fait accoster par un ouvrier en soie taffetatier, place Bellecour, qui lui suggère de « s’amuser », ensemble et chacun pour son compte. Un peu plus tard, il reçoit des propositions d’un ecclésiastique. « Il m’en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon et j’ai toujours regardé cette ville comme celle de l’Europe où règne la plus affreuse corruption » » écrit-il dans le livre IV des Confessions.

« J’avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j’en croyais avoir le talent » Alors que sa relation avec Maman se distend, Rousseau rejoint Lyon en 1740 et y devient, un an durant, rue Saint-Dominique (actuelle rue Emile Zola) précepteur des deux fils de Jean Bonnot de Mably (1696-1761) grand prévôt du Lyonnais, dont il lit avec intérêt le Parallèle des Romains et des Français par rapport au gouvernement (1740). Les enfants du prévôt ne se prénomment pas Emile ni Sophie, c’est pourtant durant ce séjour que Rousseau, dans un Mémoire, jette sur papier ses premières théories sur l’éducation des enfants. En quelques pages à la fin du sixième livre de ses Confessions Rousseau raconte cependant son échec auprès de ses élèves, échec qu’il attribue au manque de prudence. Il explique également comment il dut quitter cet emploi à la suite de menus larcins par lui commis (vols de bouteilles de vin blanc d’Artois).

Il revient une nouvelle fois à Lyon en 1768 et rend visite dans sa maison de Val-de-Crécy qui sera la demeure d’Henri Béraud de 1930 à 1938 à Madame Boy de la Tour.

Le dernier séjour de Rousseau date de 1770. On le retrouve, avec Thérèse Levasseur, en compagnie d’Horace Coignet, un négociant mélomane avec lequel il fréquente le Grand Concert. Deux œuvres de Rousseau, Pygmalion et le Devin du Village, sont données en sa présence à l’Hôtel de Ville, le 19 avril de cette année-là.

« Cependant je crois me rappeler, dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour, après un très mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir à côté de moi ; cet homme avait l'air d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle à Lyon des taffetatiers. Il m'adresse la parole : je lui réponds : voilà la conversation liée. À peine avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquât quel était cet amusement ; mais, sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n'en voulait point à ma personne ; du moins rien n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée. Il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte ; et cela lui paraissait si simple, qu'il n'avait même pas supposé qu'il ne me le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J'étais si troublé, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue Saint Dominique, je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au-delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J'étais sujet au même vice ; ce souvenir m'en guérit pour longtemps.

À ce voyage-ci j'eus une autre aventure à peu près du même genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à leur fin, j'en ménageais* le chétif reste. Je prenais moins souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sols, à la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu'il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place, et déjà je m'étais établi sur un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi couché s'approcha et me demanda si je n'avais point de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut touché : il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait agréablement : tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il n'était pas logé fort au large, qu'il n'avait qu'une seule chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi dans la place ; qu'il était tard pour me trouver un gîte, et qu'il m'offrait pour cette nuit la moitié de son lit. J'accepte l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'être utile. Nous allons : il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse : il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une armoire un pot de verre où étaient des cerises à l'eau-de-vie : nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher.

Cet homme avait les mêmes goûts que mon juif de l'hospice, mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exécution, et cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis ; ne sachant ni dans quelle maison, ni entre les mains de qui j'étais, je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me voulait : mais paraissant très importuné de ses caresses et très décidé à n'en pas endurer le progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais capable ; et, sans paraître rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que je lui avais montrée, sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes tranquillement le reste de la nuit. Il me dit même beaucoup de choses très bonnes, très sensées, et ce n'était assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.

Le matin, M l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était fort jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps : il s'adressa à sa sœur, qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours : point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent M l'abbé d'un air très peu caressant : j'eus encore moins à me louer de leur accueil. L'aînée, en se retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m'avait forcé de couper mon soulier ; l'autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle j'étais prêt à m'asseoir ; leur mère, en jetant de l'eau par la fenêtre, m'en aspergea le visage : en quelque place que je me misse, on m'en faisait ôter pour chercher quelque chose : je n'avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachée, à laquelle j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre, fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand'faim, je n'acceptai pas cette offre, sur laquelle il n'insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue ; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison ; et lui fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas facile à reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en est, resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où règne la plus affreuse corruption.

Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter à mon cabaret, je me serais aisément tiré d'affaire ; mais c'est à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance ; et pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par un créancier sans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.

C'était souffrir assurément que d'être réduit à passer la nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimais mieux employer quelques sols qui me restaient à payer mon pain que mon gîte : parce qu'après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans ce cruel état je n'étais ni inquiet ni triste. Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les réponses que devait recevoir Mlle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là, la soirée était charmante ; la rosée humectait l'herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille : l'air était frais, sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose : les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son chant : mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin, et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée Les bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais et un dîner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point compté du tout. Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi, je me retourne, je vois un antonin qui me suivait et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds, un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner : je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai ; ma meilleure manière de l'apprendre était d'en copier. Eh bien ! Me dit-il, venez avec moi ; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai très volontiers et je le suivis.

Cet antonin s'appelait M Rolichon ; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnête : mais ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-même dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps où je ne mangeais pas ; car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine, et il fallait qu'elle fût bonne si leur ordinaire valait le mien. De mes jours je n'eus tant de plaisir à manger, et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j'étais le moins propre. Non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement ; mais l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc très mal en voulant bien faire, et pour aller vite j'allais tout de travers. Cela n'empêcha pas M Rolichon de me bien traiter jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied ; car peu de jours après je reçus des nouvelles de Maman qui était à Chambéry, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur sensible aux soins de la providence. C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la faim. »

Rousseau, Confessions - Livre IV

Commentaires

  • "vols de bouteilles de vin blanc d’Artois": je comprends qu'il ait cédé à la tentation !

  • Surtout pour le blanc d'Artois de cette époque...

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