Lyautey
Le 13 avril 1764, un dessinateur de la Fabrique, Etienne Benoît, note dans son livre de raison l’entretien qu’il a eu la veille avec l’ingénieur Morand. Un certain Perrache parlait alors de relier par des terres fermes les îles du confluent afin d’allonger la presqu’île. Morand juge ce projet ridicule : Ces terrains, toujours fermés par les eaux, ne pourraient en effet s’étendre à l’infini puisqu’ils rencontreraient infailliblement le confluent, quel que soit le point jusqu'où on le repousserait. Morand préfère rêver d’un agrandissement sur l’autre rive du Rhône, là où débute une plaine illimitée : Lyon pourrait alors à son gré s’étendre pendant des siècles, sans limites.
C’est une ville nouvelle dont il se fait le visionnaire exalté, qui doit naître « dans les vorgines et les broteaux de la rive gauche du Rhône ».
Par lettres patentes, et après d’âpres négociations, Jean-Antoine Morand (1727-1794) obtient donc le 4 janvier 1771 l’autorisation de construire son pont. Les recteurs de l’Hôtel-Dieu, inconscients de l’opportunité qu’allait représenter pour les Hospices Civils le franchissement du Rhône, imposent leurs conditions : La compagnie devrait payer pendant 63 ans, aux pauvres de l’Hôtel-Dieu, une rente annuelle de 6000 livres. Le prix du passage pour les gens à pied est fixé à 6 deniers, alors que la compagnie en demandait neuf. Le 15 juillet, ils refusent l’exécution, traitant Morand de malfaiteur. En 1775, Morand parvient finalement à construire son pont.
Dans le tome III de son Dictionnaire des Lyonnaiseries, Louis Maynard précise que ce pont, dont les arches apparaissaient de loin, comme des chevalets de bois était l’un des plus beaux existant en ce genre : « il avait treize mètres de largeur, deux cent neuf de longueur entre ses culées et comptait seize travées ayant de neuf à treize mètres cinquante de diamètres. » Sa résistance au gel, durant l’hiver 1789 étonna tant qu’un poteau supportant une couronne de laurier fut longtemps placé en son centre; On pouvait y lire : Impavidum ferient ruinae.
Bien vite, il fut surnommé «le pont rouge », car durant toute la période révolutionnaire, son droit de péage fut suspendu. Afin d’indemniser les actionnaires du manque à gagner occasionné, on doubla le droit de passage par la suite. Quant à Morand, il fut guillotiné, le 24 janvier 1794, pour avoir favorisé le droit de passage des insurgés sur son pont.
Pendant longtemps, la place sur lequel ce pont débouchait porta également le nom de Jean Antoine Morand. Elle avait eu auparavant diverses appellations : Sous la Restauration, elle avait reçu le nom de Louis XVI ; en 1820, on l’avait appelée la place des Broteaux. (avec un seul t). Après 1848, ce fut la place Robespierre, puis la place Béranger. La place Morand porta également le nom de place Maginot (1940) et place du Maréchal Pétain (1941). Depuis 1945, elle porte le nom du Maréchal Lyautey (1854-1934), qui participa à la colonisation du Maroc. Et on ne se souvient plus de Morand que par son pont, un pont nouveau qu'emprunte aussi une ligne de métro, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est franchement hideux, dépareillant le paysage comme si c'était un plan concerté.
La fontaine qui se trouve au centre de la place Lyautey, œuvre de Tony Desjardins, est surmontée d’une statue de la ville de Lyon représentée sous les traits d’une femme. Cinq petits génies l’entourent, symbolisant la Navigation, le Commerce, la Force, l’Histoire et la Géographie. A suivre sur ce lien, sur le blog CertainsJours une photo de cette somptueuse dame
Ci-dessous, une photo de Lyautey jeune, Lyautey dont il aura été fort peu question dans ce billet puisque, selon la formule consacrée, sa vie n'intéresse que très peu l'histoire locale, beaucoup moins en tous cas que celle de l'ingénieur Morand sans lequel le Lyon moderne n'aurait pas ce visage.
Commentaires
Magnifique billet ! et les petits génies, quelle surprise ! je voyais des petits chérubins avec des symboles moins puissants ;-) Vous m'instruisez beaucoup, c'est superbe et je vais lier votre billet à ma photo . Merci infiniment d'avoir établi un lien, ça me touche beaucoup.
Il est génial Tony Desjardins... (un nom prédestiné non ?)
En plus j'ai trouvé mes renseignements sur le pont rouge ...
Et puis le jeune Lyautey en photo, c'est quelque chose (On dirait un ami de Théophile Gauthier... ;-)
Encore merci pour toute cette histoire qui laisse songeur !;-)
Passionnant billet oui. Suis allée chez dame Frasby voir l'autre "somptueuse dame" et j'ai scruté les deux génies : étaient-ils l'histoire, la géographie, la force, le commerce, la navigation ? Pas trouvé. Mais trouvé le billet joli et acrobatique : ah, l'onomastique !