Rue de la République
De 1853 jusqu’en 1864, le département du Rhône eut pour maire et préfet Claude-Marius Vaisse, un serviteur zélé de Napoléon III, qui, « dans l’espoir de faire aimer la dictature, avait, dès son arrivée à Lyon, dressé un plan de travaux pour améliorer la circulation urbaine et faire pénétrer l’air et la lumière dans les quartiers sombres et humides du centre », écrit l’historien Kleinclausz[1]. Le fleuron de ces travaux fut sans conteste le percement de la rue Impériale, reconvertie, par la suite en rue de la République, large avenue «dont les beaux candélabres, les cafés somptueux, la fontaine aux eaux jaillissantes donnèrent aux bourgeois d’alors l’impression d’en finir enfin avec la vieille cité médiévale aux rues populaires, tortueuses et mal éclairées.»
Ce point de vue rétrospectif, qui est celui de l’historien, est contesté par la vox populi, si l’on en croit ce témoignage du romancier Henri Béraud, qui fut, dans son enfance, le témoin fasciné de l’ampleur de ces travaux :
« Un quartier en démolition, ah ! mais tout un quartier, une entière paroisse, grande comme un chef-lieu de canton. Il n’en restait qu’un vaste éboulis. (…) Peu à peu, des maisons neuves s’alignaient sur les beaux vestiges du quartier Grolée. Il en résulta une avenue si large et si claire que les Lyonnais ne se décidèrent jamais à y passer ».[2]
Lyon modernisée ? Lyon vandalisée ? Le débat fit rage, opposants les tenants de la modernité hygiéniste aux vieux érudits du « Lyon de nos pères » Le préfet Vaisse fut accusé de construire ces larges avenues dans le but d’en finir avec les vieilles ruelles en zigzags, promptes à se changer en barricades. On l’accusa aussi d’aller contre le mouvement du soleil, en bâtissant sa rue de nord en sud, et non pas d’est en ouest, et de fait, sa rue Impériale, même devenue rue de la République, est rarement inondée de soleil : de quoi donner raison aux nostalgiques de l’ancien Lyon, qui l’avait pronostiqué dès 1852 :
«Et on appelle tout ce tumulte d’alignements inconnus, tous ces changements de décoration à vue, embellissement, assainissement, magnificence. Oui, l’air et la lumière inonderont la rue Impériale ; mais, dans nos villes méridionales, les rues larges offrent l’inconvénient d’être exposées sans défense aux bourrasques de l’arrière-saison et aux ardents soleils du soleil d’été. Ces grandes voies droites sont commodes, belles même, mais monotones et froides. Et à quel prix les obtenons-nous, au prix du caractère historique de la cité, des ses mœurs conservées, de son type, de son esprit public, de sa nationalité. Oui, encore un coup, la civilisation croulera à pleins bords dans cette rue ; mais je crains bien, moi, que la barbarie ne trouve, pour envahir la métropole lyonnaise, les mêmes facilités que la civilisation ; je crains bien que le charlatanisme, la rouerie, l’égoïsme de Paris ne fassent plus vite irruption, et n’achèvent de ruiner la physionomie locale »[3]
Avec le temps, ces premières réticences se sont éclipsées et la rue de la Ré s’est installée dans le cœur des gens. Voici un beau témoignage de Jean Reverzy, tout imprégné des années cinquante :
« A l’époque que nous évoquons, la jeunesse triste et humblement vêtue avait pris l’habitude d’arpenter la rue de la République à la fin de l’après-midi, les mains aux poches et un cahier de cours sous le bras. Nous allions par petits groupes, coude à coude, en causant à voix basse. La promenade sans but, d’un bout à l’autre de la rue, refaite dix fois, durait jusqu’au soir. Chaque visage rencontré était familier ; nous levions parfois les yeux sur une jeune fille, sans aller jusqu’à lui sourire : telles furent nos amours enfantines, dans un monde qui semblait et mourir d’ennui et de silence : cela s’appelait faire la rue de la Ré… »[4]
Faire la Rue de la Ré, ces mots-là, tous les Lyonnais les ont prononcés un jour. Pour y accéder, on prenait donc sa ligne O.T.L. (Office des transports lyonnais), le samedi après midi et l’on appelait cela « aller en ville » : aux Terreaux, par exemple, ou bien à Bellecour. Ou encore aux Cordeliers. Dans tous les cas, on faisait la rue de la Ré, véritable entreprise, dans un territoire conçu pour monsieur et pour madame, pour chacun et pour chacune : la presqu’île, dont la République et le monument érigé à son président assassiné était le centre, et dont la rue de la Ré était le nerf, a vraiment connu son heure de gloire dans les années cinquante/soixante. Durant la période dite « des fêtes », c’est-à-dire du huit décembre (qui ne durait alors qu’une soirée) à la Saint-Sylvestre, on s’y traînait en famille parmi des odeurs de brioches et de marrons chauds, dans la cohue de ses trottoirs parsemés de sapins enguirlandés, et les klaxons de sa chaussée qu’empruntaient les trolleys de la ligne 7 : Walt Disney était à l’affiche du Cinéjournal, John Wayne à celle du Majestic, Ben-Hur et Scarlett O’Hara à celle du Pathé : un véritable centre ville dans lequel le Pathé et le Progrès (aujourd’hui la Fnac), les brasseries (bar Américain, Tonneau, la Paix…), les sièges opulents des banques, les commerces et les grands magasins (Aux deux passages) distillaient savamment des ambiances citadines inoubliables.
Depuis 1975, Avec la construction du centre commercial de la Part-Dieu, la Rue de la Ré a perdu ce caractère de centre ville exclusif. La construction, dans la foulée, du métro l’a rendue piétonne : Il est certain qu’à présent, entre la Fnac et les enseignes de restauration rapide, la Rue de la Ré, comme d’ailleurs beaucoup d’artères centrales de nos grandes villes, n’offre aux chalands cette poésie urbaine dont le texte de Reverzy se faisait écho. C’est une artère de consommation, de distribution.
A l’image de la République, finalement…
Commentaires
Ah! bonjour Marcel, merci beaucoup pour ce retour républicain, merci; bonne journée; à bientôt!
Très riche évocation de cette rue devenue hélas, je ne trouve pas les mots
(inconcevable ? irrespirable ? avec ses terres promises comme la fnac et le mac do et autres boutiques à la chaîne)
J'ai retrouvé, il y a peu dans les grimoires familiaux une photo qui ressemble beaucoup à ce que vous décrivez en fin de billet. (Père et mère tels Tyrone Power au bras de scarlett O hara sortant du cinéma, les passants en costumes et passantes à chapeaux autour d'eux y sont d'une élégance à vous couper le souffle)
Aujourd'hui la sortie du mac do c'est un peu le festival de la tongue et du bermuda. Puissiez vous me pardonner un peu de ne pas apprécier cette rue, mais je préfère en guise de flânerie rue de la ré me promener dans votre billet élégant et très instructif.
Merci de votre récent passage chez moi. J'espère que vous reviendrez bientôt. En nous cas nous vous attendrons ;-)
Merci de cette évocation bien documentée
D'accord avec Frasby, la rue de la Ré est devenue impossible, hélas.
Je me souviens très bien de ce passage que vous citez, de "La Gerbe d'Or" d'Henri Béraud. Que dirait-il, Béraud, de notre époque devenue ? Qu'en diraient tous nos morts ?
La nouvelle formule de votre blogue est très agréable.
@ Michèle Pambrun
Merci cette gentille appréciation, surtout par ces temps de déménagements : avec tous ces cartons !
Heureux les happy few, lecteurs de Béraud...